Un bac au Japon, une coopération à Hongkong, deux ans en Chine populaire pour une mission d’Église, une responsabilité enfin sur l’Asie au siège de l’Aide à l’Église en détresse (AED) en
Allemagne… Régis Anouil, rédacteur en chef depuis douze ans de l’agence d’information des Missions étrangères de Paris (MEP) qui publie Églises d’Asie, est bien l’homme de la situation. Avec
lui, le tour du monde catholique asiatique prend des allures de voyage
au long cours. Pour une visite très contrastée d’un vaste continent qui, des rives de l’Indus aux confins des îles indonésiennes, concentre les deux tiers de l’humanité… mais seulement 2 à
3 % des chrétiens.
On parle du réveil des catholiques en Asie. Qu’en est-il réellement ?
Souvenez-vous des accents prophétiques de la déclaration de Jean-Paul II, en 1998, au synode sur l’Asie. Il disait en substance : « Tout comme la croix fut plantée en Europe au
premier millénaire, en Afrique et en Amérique au deuxième, puisse le troisième millénaire voir en Asie une grande moisson de foi… » La prière du pape a été perçue, à l’époque en Asie, comme
une une volonté de prosélytisme des chrétiens, notamment par les extrémistes hindouistes qui militaient pour un vote de lois anticonversion. Mais, en réalité, ce n’était pas la menace du nombre
qui inquiétait les extrémistes asiatiques. À de rares exceptions près, comme en Corée, on n’a pas vu en Asie d’extension spectaculaire des communautés catholiques. En Inde, les chrétiens sont
même passés en dix ans de 2,36 % à 2,30 %. Non, ce qui inquiétait les non-chrétiens, c’était le potentiel subversif de l’Église et de l’Évangile. Ces valeurs de liberté et de modernité
qui allaient bientôt attirer vers le christianisme et engendrer, ici ou là, des phénomènes de conversion.
Qui se convertit aujourd’hui en Asie et qu’est-ce qui séduit dans le christianisme ?
D’abord, il faut souligner les effets de la mondialisation sur les sociétés asiatiques. L’exode rural, l’essor des villes, les changements de mode de vie et les mouvements sociaux se traduisent
aussi dans les religions. En Orient, l’identité de la personne n’existe qu’à travers le groupe. On ne vit que par la communauté, par le réseau. On n’est jamais seul, mais jamais maître de son
destin non plus. Or la conception de la personne, du couple, de la famille que véhicule l’Évangile peut sembler plus en prise avec la modernité et l’éducation, des filles notamment. La
valorisation de l’initiative, du talent individuel, la relation avec un Dieu personnel peuvent séduire celui qui ne veut plus se laisser dicter sa vie par le groupe. C’est le cas par exemple de
ces classes moyennes supérieures, ces professions libérales qui profitent à plein de la mondialisation, ces avocats, médecins, juges, journalistes qu’on trouve au Vietnam, en Chine et qui se
convertissent au christianisme, en font même l’apologie. Ces hommes et femmes d’affaires chinois, par exemple, qui ont le feu des convertis et n’ont pas peur de financer des initiatives pour
faire connaître l’Évangile.
Les religions traditionnelles seraient-elles dépassées par la modernité et la mondialisation ?
Il ne faut pas lire cette évolution avec nos yeux d’Occidentaux. Les Asiatiques, même séduits par la modernité, ne rejettent pas leurs traditions comme les Européens. On a le respect des
ancêtres, des anciens. Le bouddhisme, le confucianisme, le shintoïsme, le taoïsme structurent la vie à travers des rites forts, qui irriguent le quotidien et ne sont pas remis en cause.
D’ailleurs sortir de sa religion en Asie, c’est sortir de sa communauté, de son groupe, et c’est difficile à vivre. Disons plutôt que les religions traditionnelles n’apportent plus toute la
réponse au sens de la vie.
N’y a-t-il pas aussi ce potentiel subversif du christianisme ? Face à des religions traditionnelles complices du pouvoir en place, le catholicisme apporte un vent de liberté…
Il apporte du neuf ! Prenons la Chine. Les communistes ont réintroduit la religion populaire chinoise, Confucius et le culte des ancêtres après des années de désert et d’interdits, pour
donner un cadre moral à une société corrompue. Mais les Chinois ne sont pas dupes, et le christianisme – en particulier les évangéliques très actifs – profite de ce refus de se laisser manipuler
par la religion du gouvernement. La solidarité, le respect de l’individu que prône l’Évangile sonnent plus vrai que les appels des autorités à la moralité et à l’honnêteté. D’ailleurs, le régime
chinois accorde la liberté de culte, mais n’autorise pas les Églises à s’organiser pour prendre position dans des débats publics sur la politique de l’enfant unique ou la corruption !
C’est le cas au Vietnam, où l’Église subversive attire des fidèles ?
Les catholiques représentent 7 % de la population. L’Église y est forte, structurée avec des évêques qui n’hésitent pas à intervenir sur le champ politique. Leurs lettres pastorales
dénoncent les atteintes aux libertés, le népotisme ou la corruption. Et cela participe à la popularité de l’Église parmi les 93 % de non-catholiques. Elle a réussi à se détacher de son image
de puissance colonialiste et incarne désormais l’esprit de résistance, alors qu’on n’entend peu les bouddhistes s’élever contre l’action du gouvernement. Alors oui, les séminaires et les
noviciats sont pleins, les églises débordent mais il ne faudrait pas idéaliser la situation. Au Vietnam, les vocations catholiques restent nombreuses, mais tendent légèrement à diminuer. Là
encore, la modernité arrive et les changements se font en une seule génération. L’exode rural fait voler en éclats la structure villageoise traditionnelle, on fait moins d’enfants, le
matérialisme attire lui aussi… Le réservoir de vocations pourrait diminuer.
Parlons des laïcs. Souvent, c’est par eux que se transmet la foi en Asie.
C’est vrai que, à la différence de l’Occident, la transmission générationnelle fonctionne encore à plein. Les communautés se mêlent par le jeu des mariages mixtes et il y a les convertis, qui ont
à cœur de faire connaître l’Évangile. Je pense à ces « églises domestiques » chinoises où l’on partage la Bible dans la clandestinité. Dans cette jeune Église, le clergé n’est pas
encore très formé, le niveau d’études dans les séminaires pas toujours très élevé et on rencontre des communautés prises en main par des laïcs. Face à l’éclatement de la solidarité
traditionnelle, elles proposent du partage, de l’entraide. Au Vietnam aussi, même si le prêtre est toujours mis sur un piédestal, les communautés sont très chaleureuses et les laïcs actifs. Les
dimanches sont plus conviviaux qu’en Europe : avant ou après la messe, on déjeune ensemble, on fait du caritatif.
Et le catholicisme japonais ? Une goutte d’eau dans un océan bouddhiste ?
Je reviens justement d’un voyage au Japon. Là-bas, les catholiques sont répartis en deux communautés bien distinctes : les locaux (0,3 % de la population) et les immigrés (0,4 %).
Il y a la messe en japonais, très sobre, et la messe des étrangers, philippins, sud-américains, plus festive. Peu de mélange entre les deux. Mais, là encore, le catholicisme, certes très modeste,
se traduit par la solidarité. Après le tremblement de terre de Kobé, les catholiques ont mis sur pied des équipes de secours, prêtes à partir immédiatement en cas de séisme. Au lendemain du
tsunami de mars, ces équipes ont été tout de suite opérationnelles et mobilisées. Rappelons-le, c’est saint François-Xavier, en 1549, qui a apporté le catholicisme au Japon. Ensuite, après deux
siècles de persécution – on se souvient des martyrs de Nagasaki canonisés par Jean Paul II –, puis de fermeture totale (on remontait jusqu’à la septième génération pour vérifier qu’il n’y
avait pas de chrétien dans votre famille !), le Japon s’est rouvert jusqu’à reconnaître la liberté religieuse avec la première constitution de 1889. Le christianisme a donc droit de cité,
mais n’a jamais retrouvé un véritable essor. Le Japon reste atypique en Asie. Là-bas, le sens du groupe, la structure collective n’a pas été affectée comme en Chine ou au Vietnam. C’est
d’ailleurs ce qui donne aux Japonais cette force de réagir ensemble face aux catastrophes. Devenir chrétien, ce serait sortir de la communauté, et c’est quasi impossible. Les rares convertis sont
des femmes… ou des retraités, et ils ne sont pas susceptibles de bouleverser les structures sociales !
Terminons ce tour d’Asie avec les Philippines, le pays qui concentre la moitié des catholiques de cette région du monde.
C’est aussi l’homme malade de ce coin de la planète, miné par des problèmes économiques et sociaux. L’Église est fortement implantée (81 % de catholiques), mais est-elle si solide ? Les
politiques viennent chercher la bénédiction des évêques et une légitimité pour leur pouvoir. Mais les autorités de l’Église n’ont jamais été capables d’exiger un vrai changement pour le pays, de
lutter véritablement contre la corruption ou de briser les féodalités. Cinquante familles possèdent encore à elles seules la moitié du pays. Le catholicisme continue d’irriguer la société mais
sans pousser les réformes nécessaires à l’avenir du pays.
En conclusion, quels sont vos pronostics pour le continent asiatique ? Comment le catholicisme va-t-il résister face aux
bouleversements économique et sociaux ?
Premier défi : la prospérité matérielle, qui est déjà acquise à Singapour, à Hongkong, à Taiwan, en Corée, au Japon et qui touche désormais les classes moyennes indiennes et chinoises.
L’Église va devoir se battre contre le matérialisme galopant, nouvelle morale de ces créanciers du monde que sont les Asiatiques. Contre une idéologie du travail aussi. Dans ces pays en plein
boom économique, tout est sacrifié au travail ! La dénatalité enfin est aussi un défi pour l’Église. On fait de moins en moins d’enfant, ces populations jeunes vont vieillir à leur tour.
Deuxième point d’interrogation : l’islam. Comment les majorités musulmanes vont-elles trouver leur place dans la modernité ? Il faut savoir qu’entre l’Indonésie, la Malaisie, le
Pakistan, l’Inde et le Bangladesh, on a là, concentrés, les trois quarts des musulmans du monde. Les gouvernements en place vont-ils laisser toute liberté aux plus radicaux ? Quelle place
pour l’expression d’un islam libéral ? Nous sommes sortis de l’époque des groupuscules terroristes mais entrés dans l’ère, plus dangereuse peut-être, de l’islamisation des esprits. En Inde,
l’Église est non pas une force numérique mais une force sociale, qui peut entrer en contradiction avec le système des castes si la discrimination positive n’est pas remise en question. Au
Pakistan, l’avenir de la communauté chrétienne n’est guère encourageant : les chrétiens se cachent, ils font partie des couches sociales les plus basses de la société, la seule députée ayant
proposé une réforme de la loi antiblasphème vit sous protection policière…
Donc votre optimisme est mesuré ?
La mondialisation bouleverse les sociétés asiatiques et, en réaction, les religions majoritaires réagissent en se radicalisant, en rejetant ce qui vient de l’étranger. Or la religion chrétienne
est celle de l’étranger. Notre défi est de montrer que le christianisme n’est pas seulement la religion de l’Occident, que l’Évangile est porteur de valeurs universelles. Et qu’en devenant
chrétien on ne s’assimile pas à un corps étranger. J’ai vu un symbole très parlant à la cathédrale de Tokyo. On y trouve un baptistère avec une cuve au fond rouge, de la couleur du drapeau
national. Ainsi, au moment où vous êtes plongé dans l’eau du baptême, vous restez lié à votre identité japonaise !
Pour la veillée pascale 2011, 3 000 catéchumènes recevront le baptême à Hongkong. Soit autant de baptisés pour ce diocèse que pour la France entière au même moment. Ils étaient déjà 2 700 l’année dernière pour une communauté de 250 000 catholiques (5 % de la population). Parmi eux, de nombreux immigrés venus de Chine continentale.
« Voulez-vous en savoir plus sur le catholicisme ? » C’est ainsi qu’à Tianjin, ville portuaire à 150 km de Pékin, l’Église se fait connaître par des encarts publicitaires dans les
tabloïds locaux. Les insertions chaque semaine depuis six mois amènent une vingtaine de coups de fil par jour à la cathédrale. À l’entrée du bâtiment, qui fait portes ouvertes de 5 à 20
h,
de grands panneaux invitent en chinois : « Venez et voyez. » Prochain projet des paroissiens : imprimer sur des sacs réutilisables, les mots « Dieu t’aime ».