Il est d'une dignité totale. Sous les voûtes de Notre Dame, ce dimanche 29 mai, Ashiq se tient très droit dans sa shalwar
kameez blanche , la tunique traditionnelle pakistanaise. Le mari d'Asia Bibi et sa fille d'une vingtaine d'années, Sidra, qui est à ses côtés, mais aussi son avocat, ne peuvent cacher
leur émotion lorsque le cardinal Vingt Trois, en ouverture de la messe, salue leur présence après avoir rappelé le destin de cette mère de famille condamnée à mort au Pakistan. Et le cardinal
conclue ainsi : "Nous avons déjà prié pour elle auparavant et nous témoignons ce soir à son mari et à sa fille toute notre solidarité fraternelle."
Condamnée en novembre 2010 à la pendaison, Asia Bibi croupit en
prison depuis juin 2009. Son crime ? Avoir bu un verre d'eau à une fontaine pour se désaltérer en pleine canicule. Accusée par une villageoise d'avoir souillé la source parce qu'elle est
chrétienne, Asia se défend. La querelle dégénère. Quelques jours plus tard, Asia (qui refuse de se convertir à l'islam pour se "racheter") est jetée dans une geôle pour avoir blasphémé le
Prophète, ce qu'elle nie avoir fait. La loi sur le blasphème, en vigueur depuis 1986 au Pakistan, et qui
touche aussi les musulmans, est fréquemment instrumentalisée pour des réglements de compte, en général sous une forte pression populaire. "On ne peut pas en vouloir au juge qui a prononcé la
pendaison", explique l'avocat d'Asia, Ishaq Masih Naz. "S'il ne l'avait pas fait, il aurait été tué le lendemain."
Au Pakistan, toute personne qui élèverait désormais la voix en faveur d'Asia Bibi signerait immédiatement son arrêt de mort...
Pour preuve, le double assassinat des deux hommes politiques qui avaient pris sa défense, tombés sous les balles des fanatiques ultra-musulmans. L'un était le gouverneur musulman du
Penjab, Salman Taseer. L'autre est le catholique Shahbaz Bhatti, le ministre des minorités. Le sang de ces deux
"martyrs", un chrétien et un musulman, empêchent toute récupération communautariste ou islamophobe de l'affaire. "Asia a toujours vécu en bonne amitié avec les musulmans" explique son avocat,
"Elle considère comme étant de sa famille ses anciens employeurs, qui le sont". C'est la raison pour laquelle les proches d'Asia ont rencontré à Paris Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de
Paris, tout comme le nonce apostolique, Mgr Ventura. Le Saint Siège suit d'autant plus le dossier qu'Asia est catholique et que la hiérarchie épiscopale locale ne peut s'exprimer sans encourir
des représailles.
L'avenir d'Asia Bibi est la potence. A moins d'une mobilisation internationale exceptionnelle. "Sous cette pression, la Haute
Cour de justice de Lahore pourrait faire quelque chose." explique l'avocat. En France, le sauvetage est mené par Oh! éditions, qui vient de publier Blasphème, un document signé d'Asia Bibi elle-même. Son éditeur et directeur, Philippe Robinet, s'est fait une spécialité
de publier des livres qui peuvent infléchir le destin de ceux frappés par l'arbitraire. La gestation du livre est elle-même une aventure. C'est un grand reporter vivant au Pakistan, Anne-Isabelle
Tollet, qui a assumé le "je" de la prisonnière après une enquête minutieuse. La journaliste a correspondu avec Asia à travers son mari et son avocat, les seules personnes qui peuvent la
rencontrer, en lui posant mille questions sur ses conditions de détention et son état d'esprit spirituel et psychologique.
"Je n'ai rien inventé. J'ai ajouté de la couleur locale pour donner de la chair à son quotidien d'avant la prison. J'ai utilisé les
témoignages de proches pour faire vivre son caractère". Le manuscrit a été ensuite lu à Asia et validé page à page avec son avocat. Une partie des droits d'auteur sera reversée à sa famille pour
lui permettre de manger et de payer les frais judiciaires. Ashiq, le mari d'Asia, a dû quitter son village, et ne pourra jamais y retourner. Au chômage forcé, il est hébergé dans un lieu secret
avec trois de ses cinq enfants, qui ne peuvent plus aller à l'école à cause des risques.
Ce document est exceptionnel par
l'émotion qui se dégage de l'histoire d'une famille très pauvre et si illettrée que personne ne sait exactement l'âge des uns et des autres. "Je dois avoir environ 49 ans, explique Ashiq. Et ma
femme, Asia, entre 40 et 45". Leurs seules richesses ? L'amour et la foi. L'amour qui lie Asia et son mari depuis plus de vingt ans, et leurs cinq enfants, dont une adolescente handicapée. La foi
qui permet à tous de tenir aujourd'hui. Maintenue dans l'isolement, Asia Bibi répète inlassablement les prières apprises par coeur sur les genoux de sa grand-mère. Et crie vers Dieu dès que le
désespoir la guette. Ce que fait aussi son mari, dont le regard est habité d'une grand tristesse :
"J'étais très croyant avant l'arrestation d'Asia, je le suis toujours autant. Je prie sans cesse le Notre Père. Je dois être
optimiste et être là pour les enfants. Ma femme s'inquiète beaucoup pour eux". Et Ashiq ajoute : "Quand on est mariés, c'est terrible d'être séparés, c'est comme si on m'avait coupé en deux. Ce
n'est pas la vraie vie". Sa fille, Sidra, a les yeux qui brillent de souffrance retenue. "Mon père est dans une grande épreuve. Je prie en permanence pour que Dieu vienne à notre secours. Il faut
compter sur lui !"
Photo de Sidra et Ashiq © Florence Brochoire pour La Vie